À la mer ou à l’océan, on rencontre parfois des disques bleus de quelques centimètres qui naviguent au gré des courants. Ainsi à la dérive, ils font penser à de petites méduses ovales. On les remarque en particulier lorsqu’ils s’échouent en nombre sur les plages. Qui est cet étrange voilier animal sans queue ni tête ?

Un navire hors normes
Un disque fin cartilagineux de couleur bleue, d’environ 6 cm de long, parcouru de cercles concentriques, surmonté d’une voile transparente de 3 cm de haut. Sur le pourtour, de petits tentacules bleus. Pas de doute possible, c’est bien la Vélelle (Velella velella) !

La Vélelle : ellipse bleue et voile diaphane
Elle passe rarement inaperçue lorsqu’elle provoque des marées bleues sur le rivage. Dans la mer, elle peut en revanche demeurer invisible pour le nageur, avec son corps translucide dont le bleu se confond avec la couleur de l’eau. Vue de près, elle étonne par sa structure qui paraît savamment pensée pour le voyage et par son allure un brin extraterrestre. On peut certes trouver une certaine concordance entre une Vélelle et une soucoupe d’aliens, car la Vélelle correspond non pas à un, mais à plusieurs individus à l’aspect étrange et embarqués à bord du même vaisseau ! La Vélelle est en fait une colonie de polypes, accrochés sous un flotteur.
Un bleu aux dessous rouges
La couleur bleue de la Vélelle est due à un complexe protéine-pigment, le pigment en question étant l’astaxanthine. Il s’agit d’un caroténoïde de couleur rouge, qui, lorsqu’il est associé à une protéine, devient bleu foncé.
Un équipage complémentaire
Mais qu’est-ce donc qu’un polype ? La Vélelle fait partie de l’embranchement des Cnidaires, tout comme les méduses, les coraux et les anémones de mer. Ces animaux peuvent revêtir deux formes : le polype ou la méduse. Certaines espèces de Cnidaires ont une forme méduse, d’autres une forme polype, d’autres encore endossent l’une puis l’autre forme.

L’Actinie rouge, une anémone plus connue sous le surnom de « tomate de mer », et la Vélelle sont toutes deux des Cnidaires
Que ce soit sous forme de polype ou de méduse, tous les Cnidaires ont une structure comparable. Leur enveloppe est constituée de deux couches de cellules, l’épiderme à l’extérieur et le gastroderme à l’intérieur, séparées par une couche gélatineuse. Au centre, une cavité digestive est reliée à l’eau environnante par une seule ouverture, qui sert à la fois de bouche et d’anus. Les Cnidaires sont dépourvus de cerveau : c’est grâce à un système nerveux décentralisé composé de capteurs sensoriels disposés sur tout le corps que l’animal réagit aux stimuli environnants. Chez la forme méduse, plutôt aplatie, le Cnidaire est mobile. Il possède des tentacules tournés vers le bas. Chez la forme polype, plutôt cylindrique, le Cnidaire est dit sessile : il reste fixé à un support. Ses tentacules sont en général orientés vers le haut.
La Vélelle regroupe trois types de polypes. Un grand polype nourricier, le gastrozoïde, tient lieu de bouche centrale. Il se charge d’absorber les minuscules crustacés, larves et œufs de poissons capturés par d’autres polypes, les dactylozoïdes, qui se trouvent sous la marge du disque et sont disposés en cercle. Il s’agit de polypes urticants qui sont munis de tentacules dotés d’un harpon, qui paralysent les proies grâce à du venin. Des polypes reproducteurs, les gonozoïdes, sont situés entre les deux.

Vélelle vue du dessus et Vélelle à l’embarcation retournée révélant le dessous de la colonie
Passager végétal
La Vélelle est fréquemment accompagnée d’algues, les zooxanthelles. Ces algues sont unicellulaires et vivent en symbiose avec des animaux aquatiques, une relation mutuellement bénéfique. La Vélelle offre dans ce cas un accès au soleil essentiel à la photosynthèse, tandis que les algues apportent à leurs partenaires de la matière organique.
Une inoffensive méduse en devenir
Au sein des Cnidaires, la Vélelle appartient à la classe des Hydrozoaires. Et comme chez la majorité d’entre eux, son cycle de développement comprend un stade polype et un stade méduse. Les polypes reproducteurs de la Vélelle essaiment en effet de minuscules méduses mâles ou femelles en forme de cloche d’à peine 3 mm. Ces méduses émettent des gamètes qui, une fois fécondés, forment une larve aquatique. Après plusieurs métamorphoses, en une à deux semaines, elle donne lieu à une colonie de polypes. Grâce à des gouttes d’huile produites par certaines de ses cellules, la Vélelle remonte alors à la surface. C’est ainsi qu’apparaît un nouveau radeau de Vélelle, qui ravira les curieux, mais également le Poisson-lune (Mola mola) ou les Janthines (Janthina sp.), de petits mollusques comptant parmi ses prédateurs.
Les méduses produites par la Vélelle sont quasi-invisibles à l’œil nu et sont non urticantes. Quand elle est au stade polype, la Vélelle n’est pas non plus urticante pour l’Homme. Il est simplement conseillé de ne pas la toucher en portant consécutivement ses mains à ses yeux, au risque de causer une irritation.
Pseudo et vraies méduses
La Vélelle n’est pas une méduse au sens commun du terme. Les animaux que l’on nomme « méduses », comme la fameuse Pélagie qui cause des brûlures au baigneur, sont de la classe des Scyphozoaires.
Navigation et échouage
La Vélelle tire son nom du latin « velum », la voile. Son disque renferme de petits compartiments remplis de gaz qui assurent sa flottaison. La voile incurvée est perpendiculaire au flotteur, avec un angle d’environ 45 degrés. Cela garantit une bonne prise au vent, essentielle pour le déplacement de l’animal qui ne peut avancer activement. Cette mobilité est remarquable lorsqu’on la compare au mode de vie de beaucoup d’autres Hydrozoaires, fixés non à un flotteur, mais à un substrat inerte ou beaucoup plus lent (fonds rocheux, coquilles de gastéropodes…). Par rapport à l’axe du flotteur, la voile des Vélelles semble majoritairement tournée vers la gauche, mais peut aussi être dirigée vers la droite, ce qui a pour effet de disperser les populations dans deux directions opposées. En cas d’échouage massif sous l’effet du vent, cette disparité a l’avantage de sauvegarder certains individus.
Au stade méduse, la Vélelle est un animal pélagique (de pleine eau) qui fait partie du plancton. Au stade polype, où elle devient un plancton de surface, on parle de « neuston », terme qui désigne les organismes à l’interface entre l’eau et l’air. Présente dans tous les océans du globe, elle vit au large. C’est surtout après des épisodes de grand vent au printemps et en début d’été qu’elle s’observe sur les côtes, ce qui lui a valu le surnom de « Barque de la Saint-Jean » ou « Barque de la Saint-Pierre », deux saints qui se fêtent à cette intersaison. La Vélelle rejoint alors la laisse de mer, c’est-à-dire ce que l’on trouve sur le rivage lorsque les vagues se retirent, la saturant de bleu. La décomposition des vélelles engendre une forte odeur de poisson pourri. La couleur bleue vire peu à peu au violet. Au bout de quelques heures, ne subsiste que le disque blanc desséché que le vent peut emporter assez loin dans les terres.

Laisse de mer où prédomine la Vélelle. En s’approchant, on remarque aussi des restes de Posidonie
La Vélelle est une espèce considérée comme commune. Au 19e siècle, ses échouages auraient été beaucoup plus rares qu’aujourd’hui. La disparition de ses prédateurs ou le changement climatique pourraient être la cause de cette recrudescence d’observations. Le programme de science participative sur la biodiversité du littoral BioLit collecte les données sur ces échouages afin d’en mesurer les fréquences et les variations de saisonnalité.

Les bancs de Vélelle peuvent atteindre de très fortes densités
Références
BIERI Robert, Dimorphism and size distribution in Velella and Physalia, Nature, 1959.
Site BioLit, programme de science participative sur la biodiversité littorale : www.biolit.fr.
CAMPBELL Neil, Biologie, Pearson, 2012.
Site Chroniques du plancton, sur la beauté et la diversité du plancton : http://planktonchronicles.org/fr.
Site DORIS, Données d’Observations pour la Reconnaissance et l’Identification de la faune et de la flore Subaquatiques : http://doris.ffessm.fr.
Site Jellywatch, observation d’organismes marins : http://www.jellywatch.org.
HAYWARD Peter, NELSON-SMITH Tony, SHIELDS Chris, Guide des bords de mer, Mer du Nord, Manche, Atlantique, Méditerranée, Delachaux et Niestlé, 2014.
SARDET Christian, Plancton, aux origines du vivant, Ulmer, 2013.
SCHOEFS Benoît, La photosynthèse, Les pigments : chlorophylles, caroténoïdes et phycobilines, Unisciel.
WEINBERG Steven, Découvrir la vie sous-marine, Méditerranée, éditions Gap, 2013.
ZAGALSKY P. F., HERRING P. J., MORTON R. A., Studies of the blue astaxanthin-proteins of velella velella (coelenterata: chondrophora), Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, 1997.