Les grillons, malgré leur petite taille, sont auteurs de chants remarquablement puissants. On entend leur musique énergique à des dizaines de mètres à la ronde, quelque part dans la nuit ou en plein jour. Elle résonne de manière étonnante, comme s’ils étaient équipés d’amplis ou se produisaient dans un théâtre optimisé pour la diffusion du son… Comment produisent-ils de tels concerts ?
Reconnaître les grillons : les oreilles dans les jambes…
Les grillons sont des insectes de l’ordre des Orthoptères, dont les membres se caractérisent pour la plupart par la présence d’ailes postérieures repliées en éventail et d’ailes antérieurs durcies nommées élytres (du grec « elutron », enveloppe).
Ils appartiennent avec les sauterelles au sous-ordre des Ensifères, les Orthoptères munis de longues antennes filiformes. Autre point commun des Ensifères, cette fois lié au son : leurs tympans, lorsqu’ils en ont, se trouvent sur leurs tibias antérieurs, juste sous les genoux… Chez les autres Orthoptères, les organes auditifs sont près du thorax, sur la première partie de l’abdomen. Ce critère n’est cependant pas à garder en mémoire pour réaliser des identifications lorsqu’on débute, car il faut avoir l’œil aiguisé !
Pour savoir si l’on a affaire à un grillon, il faut aller plus loin dans le détail de la classification des Ensifères en faisant connaissance avec l’infraordre des Gryllidea, celui des courtilières, grillons et fourmigrils. Cet infraordre comprend les espèces d’Ensifères dont le corps est aplati dorso-ventralement, autrement dit comme passé sous un rouleau. En comparaison, les sauterelles ont soit un aspect bombé, soit un corps aplati dans l’autre sens, latéralement. À l’extrémité de leur abdomen, les grillons portent une paire de filaments allongés, les cerques, des organes sensoriels qui les aident à se repérer dans leur environnement et sont par ailleurs préhensiles pour l’accouplement. Pour savoir ce que sont des cerques, il n’y a qu’à penser aux perce-oreilles, qui en présentent des exemplaires particulièrement imposants ! Chez les grillons femelles, s’ajoute un long appendice en forme de cylindre ou d’aiguille, l’oviscapte, qui sert à déposer les œufs.
Des marcheurs chanteurs
Les grillons qui vivent sur notre territoire mesurent de 1,5 à 30 millimètres de long. Ils possèdent une coloration beige, brune, grise ou noire. Leur durée de vie est en général d’un an. La plupart n’éclosent qu’à la sortie de l’hiver, à partir de mars, et restent quelques mois à l’état larvaire, muant une dizaine de fois avant de devenir adultes. Ils sont principalement détritivores et herbivores, mais peuvent aussi être omnivores et consommer des insectes.

Le Grillon des bois (Nemobius sylvestris sylvestris) vit dans la litière. On peut l’entendre et le voir jusqu’à tard dans l’année lors des automnes doux. Il se reconnaît aux deux lignes jaunâtres qui surlignent ses yeux.
Ils sont présents dans une grande diversité de milieux sur toute la France, bien que l’on trouve un plus grand nombre d’espèces dans le sud. Certaines espèces vivent dans les herbes des prairies, d’autres dans les buissons, d’autres encore dans des éboulis, dans des milieux aussi bien arides qu’humides. Certains grillons sont inféodés aux berges des cours d’eau, ou encore aux rivages de l’océan. Il est même possible d’en rencontrer sur les trottoirs parmi les feuilles mortes, ou près des chaufferies au cœur de grands centres-villes !
Les grillons se déplacent surtout en marchant. Ils sont également capables de sauter pour s’enfuir, ainsi que de voler pour quelques espèces, mais ce ne sont en règle générale pas des as du saut, contrairement à leurs cousins criquets, et encore moins du vol. Si leurs ailes sont peu sollicitées pour assurer leur mobilité, elles le sont en revanche largement pour une autre fonction chez certains : la communication.
Un violon sur le dos
Chez les grillons, ce sont les mâles qui ont l’apanage du chant. En français, de nombreux noms lui sont donnés : on dit que le grillon stridule, grésille, grésillonne, grince, crépite, crisse… L’appareil stridulatoire est situé à la base des élytres. Sur la face intérieure, se trouve une crête dentée positionnée de manière oblique, la râpe stridulatoire ou archet. On peut y compter plus d’une centaine de dents. Le bord de l’élytre est muni d’un rebord épaissi, le grattoir ou chanterelle. Lorsque les élytres se ferment, le droit vient recouvrir le gauche : le frottement de l’archet sur le grattoir crée les fameuses vibrations musicales. On retrouve une râpe et un grattoir sur chacune des ailes, mais chez les grillons, c’est toujours l’élytre droit qui recouvre le gauche.
Orchestre entomologique
Les insectes ont de nombreuses façons de chanter ! Fémurs postérieurs contre élytres chez les criquets, tête contre thorax chez certains coléoptères… Et il n’y a pas forcément friction, preuve en est la déformation des cymbales abdominales chez les cigales…
Les élytres du grillon jouent qui plus est le rôle de caisse de résonance à travers deux zones membraneuses plus fines, l’une de forme arrondie, le miroir, et l’autre triangulaire, la harpe. Les nervures qui rident la surface des élytres sont taillées pour propager les ondes. C’est grâce à cet équipement que l’insecte projette un son si puissant, amplifié plusieurs dizaines de fois, pouvant ainsi atteindre les 100 décibels chez le Grillon champêtre (Gryllus campestris). Le grillon peut aussi moduler l’intensité du son avec le rebord de ses élytres, employés comme sourdines. Lorsque l’insecte change leur inclinaison, son chant peut sembler provenir d’un autre endroit que celui perçu l’instant auparavant.

Schéma d’un élytre droit de Grillon champêtre, face extérieure.
Lorsque le mâle stridule, il soulève légèrement son pronotum, situé derrière sa tête, et dresse ses élytres de manière presque perpendiculaire à son corps. Il doit s’agripper à son support pour rester stable sous l’effet des vibrations. Sa performance ne s’arrête pas là : pour ne pas s’assourdir, il est capable d’inhiber son système auditif ! Un système auditif évolué, puisque lorsqu’ils sont actifs, ses tympans transmettent les vibrations à une membrane placée dans une petite chambre thoracique. À travers celle-ci, il perçoit une large gamme de fréquences.
On sait que plusieurs types de chants existent chez les Orthoptères, dont au moins trois chez les grillons. La stridulation de rivalité correspond à un chant d’intimidation face à un rival. Le chant d’appel sexuel, le plus fréquent, sert à attirer la femelle pour permettre la rencontre. Le chant de cour, produit après le premier contact et visant à conduire à l’accouplement, est plus bref et métallique. Ce répertoire acoustique est inné et peut être interprété de jour comme de nuit, selon les espèces.
Un chant est structuré en strophes, composées de phrases, comportant elles-mêmes des accents. Ceux-ci sont émis à chaque fermeture complète des élytres. Chaque espèce possède un appareil stridulatoire qui lui est propre. Il permet d’interpréter un répertoire de chants spécifiques, qui constituent d’importants critères d’identification pour nous, humains entomologistes, et bien sûr pour les grillons eux-mêmes. Les fréquences d’émissions chez les grillons sont plutôt basses, autour de 2 à 8 kilohertz. On suppose qu’au-delà de la structure du chant, ces fréquences sont importantes pour la reconnaissance intra-spécifique.
Il faut savoir que comme la température corporelle des Orthoptères est soumise à la température extérieure (on parle d’animaux poïkilothermes, autrefois appelés « animaux à sang froid »), leurs muscles n’ont pas toujours la même vitesse d’action : le rythme est ralenti lorsqu’il fait froid, tandis qu’il s’accélère sous la chaleur.

Le Grillon champêtre (Gryllus campestris) est le seul grillon à creuser un terrier au fond duquel pond la femelle. Sa terrasse lui sert de scène. Certaines espèces s’aménagent ou trouvent une simple petite loge pour le chant.
Parmi les grillons grands musiciens les plus communs, on peut citer le Grillon champêtre (Gryllus campestris) et le Grillon domestique (Acheta domesticus), qui peuvent s’entendre à toute heure, ainsi que le Grillon d’Italie (Oecanthus pellucens pellucens), dont le chant est uniquement nocturne. Il a la particularité d’être difficilement localisable, parce qu’il tourne sur lui-même et réoriente beaucoup ses élytres lorsqu’il stridule. D’autres espèces n’ont pas recours au chant ou produisent des sons qui sont inaudibles pour nos oreilles. Les grillons à écailles qui sont présents sur notre territoire, de la famille des Mogoplistidae, sont par exemple silencieux. Pour les trouver, impossible de mener des recherches acoustiques : il faut alors se contenter de nos yeux !
Une diversité de grillons
Une vingtaine d’espèces de grillons sont présentes en France. Cette liste a récemment évolué et elle demeure mouvante pour plusieurs raisons : le nombre d’espèces change, car de nouvelles espèces sont découvertes sur le territoire. La classification est complexe et se renouvelle sous l’impulsion de la phylogénétique moléculaire, les analyses générant des données plus précises sur l’histoire évolutive des espèces. L’ancienne grande famille des grillons a ainsi été éclatée en plusieurs familles. Le nom scientifique de certaines d’entre elles s’est également transformé grâce aux avancées de la génétique, les faisant passer dans de nouveaux genres. Pour corser le tout, il faut être conscient que les noms vernaculaires des espèces, c’est-à-dire les noms français, sont pour la plupart récents et n’ont donc pas encore fait l’objet d’un consensus…
On compte à ce jour :
La famille des Gryllidae (11 espèces) : c’est l’initiale « vraie » famille des grillons, qui comprend des espèces à tête globuleuse, d’une taille supérieure à 10 millimètres. Seule une espèce a une allure à part, avec un corps allongé, une tête fine et des ailes transparentes : le Grillon d’Italie (Oecanthus pellucens pellucens). Elle regroupe aussi : le Grillon des palmerais (Svercus palmetorum), le Grillon tintinnabulant (Eugryllodes pipiens), le Grillon maghrébin (Modicogryllus algirius algirius), le Grillon oriental (Modicogryllus frontalis), le Grillon domestique (Acheta domesticus), le Grillon bordelais (Eumodicogryllus bordigalensis bordigalensis), le Grillon tropical (Gryllodes sigillatus), le Grillon noirâtre (Melanogryllus desertus), le Grillon champêtre (Gryllus campestris) et le Grillon bimaculé (Gryllus bimaculatus). Toutes ces espèces peuvent être entendues.
La famille des Mogoplistidae (4 espèces) : ce sont des grillons silencieux, bruns à gris, couverts de minuscules écailles.
Grillon des cistes (Arachnocephalus vestitus), Grillon écailleux (Mogoplistes brunneus), Grillon manchois (Pseudomogoplistes vicentae septentrionalis) et Grillon maritime (Pseudomogoplistes squamiger).
La famille des Phalangopsidae (4 espèces) : ils sont de couleur beige avec des dessins sombres.
Pétaloptile italien ou Grillon ligure (Petaloptila andreinii), Pétaloptile catalan (Petaloptila aliena), Grillon des jas (Gryllomorpha uclensis uclensis), Grillon des bastides (Gryllomorpha dalmatina dalmatina).

Grillon des bastides (Gryllomorpha dalmatina dalmatina) femelle,
reconnaissable à la croix claire dessinée sur son pronotum
La famille des Trigonidiidae (5 espèces) : ces grillons mesurent entre 5 et 10 millimètres environ. Certains habitent seulement dans les herbes du littoral méditerranéen, d’autres, de couleur sombre, vivent au sol dans une plus large partie de la France.
Grillon coléoptère (Trigonidium cicindeloides), Grillon des roseaux (Natula averni), Grillon des bois (Nemobius sylvestris sylvestris), Grillon des marais (Pteronemobius heydenii heydenii), Grillon des torrents (Pteronemobius lineolatus).
La famille des Myrmecophilidae (4 espèces) : on parle aussi de grillons pour désigner les fourmigrils, ces minuscules insectes de moins de 5 millimètres qui vivent au sein de fourmilières. Ils sont aptères, dépourvus de tympans et silencieux.
Grand fourmigril (Myrmecophilus aequispina), Fourmigril méridional (Myrmecophilus myrmecophilus), Fourmigril commun (Myrmecophilus acervorum), Fourmigril sombre (Myrmecophilus fuscus).
Références
Site ressource sur les insectes : http://aramel.free.fr.
COUSTEAUX Gilbert et Julien, Les grillons, revue Insectes n°129, OPIE, 2003.
DE CLERCQ Danielle, DELSATE Philippe, Étymons grecs et latins du vocabulaire scientifique français, Centre de Documentation pour l’Enseignement Secondaire et Supérieur, LLN, Belgique, 2000.
FABRE Jean-Henri, Souvenirs entomologiques, VIe Série, Chapitre 14, 1899.
Site de référence sur la classification des Orthoptères : http://orthoptera.speciesfile.org.
RAGGE D.R., REYNOLDS W.J., The Songs of the Grasshoppers and Crickets of Western Europe, Harley Books and The Natural History Museum, 1998.
Revue La Salamandre, Grillon, nos révélations ! n°216, juin-juillet 2013.
Revue La Salamandre, L’orchestre des animaux, n°227, avril-mai 2015.
SARDET Éric, ROESTI Christian, BRAUD Yoan, Cahier d’identification des Orthoptères de France, Belgique, Luxembourg et Suisse, Éditions Biotope, 2015.
Si rien ne trouble l’insecte, établi sur le bas feuillage, le son ne varie ; mais au moindre bruit, l’exécutant se fait ventriloque. Vous l’entendiez là, tout près, devant vous, et voici que soudain vous l’entendez là-bas, à vingt pas, continuant son couplet assourdi par la distance.
Jean-Henri FABRE, Souvenirs entomologiques, 1899, à propos du Grillon d’Italie.